Le premier objectif de cette rencontre a été d’ouvrir la problématique de l’exclusion en explorant les bases conceptuelles sur lesquelles se construisent les hypothèses développées par les jeunes chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales face à ces situations complexes. Nous avons également pu assister au développement actuel de certaines pratiques et dispositifs spécifiques en réponse à la transformation récente de la population touchée par ces situations. Nous avons observé que ces pratiques et ces dispositifs se déroulent souvent en marge des institutions, dans une précarité professionnelle et institutionnelle qui reproduit la précarité des personnes avec lesquelles ces praticiennes et praticiens travaillent. Nous avons pu constater comment cette précarité donne lieu alors à une forme de résistance qui se traduit par des épistémologies totalement innovantes et inattendues, qui donnent lieu à des dispositifs créatifs qui prolifèrent précisément en raison de ces contraintes spécifiques. Les personnes qui ont participé à cette réflexion sont aussi celles qui ont initié la problématisation des phénomènes d’exclusion et de grande précarité il y a plus de 30 ans, et qui ont œuvré pour la création de dispositifs spécifiques à ces situations au cours des dernières décennies.

Si l’idée d’une spécificité insiste sur ces lignes, c’est que toute intervention dans le domaine de l’exclusion nécessite une forme de présence, physique et subjective, qui accueille et respecte la singularité de chaque individu, ce qui le rend différent de moi-même. Cela implique de reconnaître non seulement les souffrances liées aux causes de l’exclusion (guerres, catastrophes naturelles, crises politiques ou identitaires), mais aussi les nouvelles formes d’occupation de l’espace public que ces phénomènes produisent.

C’est dans une navigation qui suit cette tension, entre la reconnaissance d’une différence qui produit un sentiment d’étrangeté et la capacité d’accéder à la représentation d’un certain niveau de similitude qui fait de l’autre un prochain, que Pierre Fédida fait allusion à la notion d’humain/déshumain dans son dernier séminaire, publié à titre posthume. Cette réflexion a permis d’interroger les processus cliniques transférentiels à l’œuvre dans la rencontre avec ces personnes qui vivent dans une réalité totalement éloignée du quotidien de ceux qui participent aux systèmes d’alternance entre espaces professionnels et familiaux, entre travail et repos, entre salaire et dépenses, entre public et privé, entre jour et nuit, entre repos et activité.

Avec le groupe de praticiennes, de praticiens et de chercheur.e.s qui ont suivi régulièrement le séminaire de la MSH Paris Nord entre 2020 et 2022, nous avons approfondi cette question au cours des dernières années, en nous éloignant de toute référence à l’humain et en recherchant ce que l’on croit savoir de l’autre en tant que prochain, en tant qu’alter ego, en suivant les voies ouvertes par Fernand Deligny. L’importance d’établir d’abord une relation avec l’espace matériel, avec le milieu physique, comme préalable pour créer les conditions de l’acceptation de la différence, et donc de la rencontre avec l’autre, nous a ainsi été ouverte. Depuis près de trois ans, il a été question de créer « du commun » pour qu’une rencontre puisse émerger dans les espaces quotidiens de vie que nous avons essayé de constituer lors de nos workshopsd’élaboration clinique et d’écriture. Ce travail, initié par Derek Humphreys et rapidement rejoint par Nicolas Robert et Claire Nioche, puis Dominique Mazéas, Astrid Deuber-Mankowsky, Martin Lamadrid, Felipe Saavedra et Nicolas Schwalbe, a trouvé une forte résonance dans les dynamiques de réflexion développées simultanément par Sandra Alvarez de Toledo mais aussi par Catherine Perret, et autour de celles-ci, par Marlon Miguel, Marina Vidal-Naquet et Martin Molina. Dialoguant ainsi avec des philosophes, des éducateurs, des musiciens, des plasticiens, des danseurs, des anthropologues, des psychologues, des psychanalystes et des littéraires, notre premier objectif a été d’explorer la liberté avec laquelle Fernand Deligny, sans s’inscrire dans un savoir institutionnalisé, s’est permis d’avancer dans ce qu’il appelle une « tentative ». Cette réflexion s’est considérablement enrichie de nos échanges avec Monique-David-Ménard, Pascale Molinier, Dominique Versini, François Pommier, et plus récemment, autour de la rencontre de 2023, avec Guillaume Le Blanc, Patrick Cingolani et Claudia Girola.

Ainsi, les pages de ce livre présentent les interrogations mais aussi la capacité d’inventivité épistémique et clinique de celles et ceux qui s’aventurent sur ce terrain afin de créer une ouverture pour le développement de formes inouïes de subjectivité dans ces conditions extrêmes. Une inventivité qui naît souvent dans un contexte de solitude et d’insécurité institutionnelle.

Il est nécessaire de préciser ici que la psychanalyse, entendue plus comme un appareil épistémique que comme un dispositif thérapeutique, a été le principal articulateur sur lequel s’appuient ces réflexions interdisciplinaires. C’est aussi grâce à la référence permanente aux fondements épistémologiques de la psychanalyse, dans l’attention à la singularité du détail, dans la mise à l’épreuve permanente des hypothèses métapsychologiques et dans l’élaboration théorique de l’après-coup de ce qui produit une transformation et qui devient un cas, que cette inventivité a pu se développer. Si cette référence à la psychanalyse permet une certaine spontanéité dans la création de mouvements qui répondent à la contingence d’un moment, elle nécessite que l’événement soit élaboré dans un temps différé, un après-coup, qui n’est possible qu’au moment de raconter une rencontre avec des pairs, ceux qui vivent le même type de difficultés. Toutes les dimensions de construction du fantasme dans lequel se construit une personne (migrant, exclu) surgissent grâce à ce transfert d’un récit fait à un autre, tout comme Deligny pouvait le faire en laissant aux « présences proches » la liberté de créer des images, des traces, des points de voir à partir desquels il écrivait. C’est en ça qu’il a aussi été fondamental de sortir ce travail d’une démarche purement virtuelle ou intellectuelle mais qu’elle prenne corps dans notre manière de nous repérer, de converger sur un rythme commun, de circuler dans l’espace sans s’entrechoquer, en trouvant un rythme collectif. 

C’est dans ce cadre qu’un petit groupe de praticiens se réunit depuis trois ans pour partager ses expériences avec d’autres et qu’ils espèrent étendre cette confluence à d’autres qui sont confrontés quotidiennement aux mêmes difficultés, au même besoin d’inventer. Ces pages sont ainsi déjà une tentative d’étendre à celles et ceux qui affrontent quotidiennement, seuls, les mêmes difficultés, le même besoin d’inventer, en cherchant un appui dans l’inconscient, la pulsion, la répétition et le transfert.

Ainsi, évoquant le geste répétitif dans lequel la subjectivité semble disparaître, Pascale Molinier s’intéresse à ce que ces gestes nous disent d’un mouvement individuel de recherche, d’une illusion. Patrick Cingolani coïncide aussi avec certains d’entre nous lorsqu’il s’appuie sur la théorie de Hartmut Rosa pour proposer que la rêverie collective offre des possibilités d’émancipation, en brisant les assignations sociales et en stimulant l’imagination, lorsque l’immaitrisable nous invite à repenser les approches normatives. Plutôt que de résister, il propose d’explorer ces moments de suspension et d’errance, potentiellement transformateurs, où émergent de nouvelles idées. Astrid Deuber-Mankowsky a situé spatialement cette capacité de rêverie, dans un dialogue paradoxal entre le temps et l’espace, en analysant le montage cinématographique d’un documentaire qui explore l’errance créative de ces zones frontières vers lesquelles nous poussent les situations extrêmes. François Pommier a évoqué les stratégies, souvent d’accord par la reconnaissance des dissonances, qu’il a dû développer pour entrer en contact avec ces mêmes mouvements mortifères qu’il rencontrait dans son travail au sein d’un service hospitalier d’urgence. Catherine Perret s’intéresse au travail de pensée que cette approche de l’extrême exige, et qui constitue toute une épistémologie – une épistémologie particulièrement plastique, voire précaire. Dans tous ces cas, il semble s’agir de reconnaître ce qui fait résonnance, ce qui nous permet de nous rencontrer en tant qu’humains « d’espèce » en partageant l’émotion de créer un monde (commun) et l’illusion de le voir perdurer et se transformer.